26 Jun 2025
Construction et urbanisme : De la nécessité de clarifier le périmètre de certains droits de délaissement du Code de l’urbanisme
(À propos d'un avis de la Cour de cassation du 20 mars 2025, n° 25-70.001) - Construction-Urbanisme, n°5, mai 2025
Repère par Hugues Périnet-Marquet professeur émérite de l'université Paris Panthéon-Assas
La Cour de cassation a rendu un avis important sur la possibilité d’exercer le droit de délaissement sur les volumes (Constr.-Urb. 2025, comm. 44, note L. Santoni ; AJDA 2025, p. 584, J.-M. Pastor) dont la portée exacte doit être précisément mesurée et dont la solution conduit à réfléchir sur le périmètre de certains droits de délaissement.
Une société, propriétaire de volumes situés dans un centre commercial, conclut, en 2014, une promesse de vente de ces biens pour près de 30 M€. Un droit de préemption urbain ayant été instauré sur la zone, une SPL préempte sur délégation de la Ville de Chartes pour une somme, suggérée par France domaine, près de cinq fois plus faible. La société refusant ce prix, la SPL saisit le juge de l’expropriation, puis se désiste. En 2017, la société invite la commune de Chartres à acquérir ses biens en usant de son droit de délaissement, ainsi que le permettent les articles L. 311-2 et L. 230-1 du Code de l’urbanisme pour les terrains situés dans une ZAC. N’ayant aucune volonté d’acquérir, la commune réduit le périmètre de la ZAC en 2018. Cela n’empêche pas le juge de l’expropriation de statuer sur le délaissement sous réserve de la position du juge administratif sur la validité de la réduction du périmètre de la ZAC.
Or, la cour administrative de Versailles (CAA Versailles, 6e ch., 31 janv. 2024, n° 22VE00765 : JurisData n° 2024-001129), approuvée par le Conseil d’État (CE, 13 déc. 2024, n° 493068), apprécie sévèrement l’attitude de la commune. Elle considère, d’une part, que la décision de préemption n’avait pas pour objet d’acquérir le bien mais de rompre la promesse de vente, de manière à pouvoir acquérir ultérieurement le bien à moindre coût et, de façon générale, à tirer vers le bas les prix de toutes les acquisitions à venir dans cette zone et, d’autre part, que la modification du périmètre de la ZAC n’ayant été décidée que dans le seul but de faire obstacle à son droit de délaissement est entachée d’un détournement de pouvoir.
La procédure se poursuivant alors devant le juge judiciaire, la cour d'appel de Versailles sollicite l’avis de la Cour de cassation sur la question de savoir si la faculté de délaissement pouvait s’appliquer à un volume immobilier. La troisième chambre de la Cour de cassation répond négativement en précisant que le droit de délaissement prévu par l’article L. 311-2 du Code de l'urbanisme ne s’applique pas à une partie d’un bien organisé en volumes. Elle s’appuie, pour ce faire, sur la lettre de ce texte qui ne vise que les terrains, sur l’article 552 du Code civil et sur sa précédente jurisprudence relative à la non-application de ce droit de délaissement aux lots de copropriété (V. Cass. 3e civ., 10 mars 1982, n° 81-70.312 : JurisData n° 1982-700552).
L’article L. 311-2 du Code de l'urbanisme précise que : « Les propriétaires des terrains compris dans cette zone peuvent mettre en demeure la collectivité publique ou l’établissement public qui a pris l’initiative de la création de la zone de procéder à l’acquisition de leur terrain, dans les conditions et délais prévus à l’article L. 230-1. » Il constitue, dès lors, un argument sérieux de nature à pousser la troisième chambre civile à refuser d’assimiler volume et terrain, même si un volume peut parfaitement inclure la surface du terrain.
La rédaction retenue, limitant le champ du délaissement aux seuls terrains, n’avait toutefois pas pour objet d’exclure, a contrario, les volumes ou les lots de copropriété. Comme le remarque, de manière très pertinente, madame l’Avocate générale Vassalo dans son avis, le texte a été rédigé à un moment où la prise en compte, par le législateur, des volumes était totalement absente. Ce n’est, en effet, qu’avec la loi ALUR n° 2014-366 du 24 mars 2014 que ce terme a été introduit dans l’article 28 IV de la loi du 10 juillet 1965 sur la copropriété. Le silence ne pouvait donc valoir exclusion.
Une interprétation dynamique de l’article L. 311-2 était donc possible, conduisant à une possibilité de délaissement des volumes, d’autant que ces derniers, qui peuvent être l’assiette de droits réels et de droit de préemption, sont des immeubles par nature tout comme les lots de copropriété (Cass. 3e civ.,
15 nov. 1989, n° 87-18.188 : JurisData n° 1989-703481 ; Bull. civ. III, n° 213 ; D. 1990, Jur., p. 216, obs. P. Capoulade et Cl. Giverdon ; RTD civ. 1990, p. 304, obs. F. Zenati), les fonds de terre ou les bâtiments visés à l’article 518 du Code civil.
La position adoptée par la Cour de cassation, dans la mesure où elle est fondée sur la lettre de l’article L. 311-2, n'est peut-être d’ailleurs pas applicable à tous les droits de délaissement. Elle pourrait, par analogie textuelle, être identique en matière de délaissement lié à la création d’emplacements réservés. L’article L. 152-2 précise, en effet, que : « Le propriétaire d’un terrain bâti ou non bâti réservé par un plan local d’urbanisme en application de l’article L. 151-41 peut, dès que ce plan est opposable aux tiers, et même si une décision de sursis à statuer qui lui a été opposée est en cours de validité, exiger de la collectivité ou du service public au bénéfice duquel le terrain a été réservé qu’il soit procédé à son acquisition dans les conditions et délais mentionnés aux articles L. 230-1 et suivants. Lorsqu’une servitude mentionnée à l’article L. 151-41 est instituée, les propriétaires des terrains concernés peuvent mettre en demeure la commune de procéder à l’acquisition de leur terrain, dans les conditions et délais prévus aux articles L. 230-1 et suivants. » On comprend qu’au regard d’une interprétation littérale des termes de cet article, les lots de copropriété aient été sortis de son champ d’application (Cass. 3e civ., 10 mars 1982, n° 81-70.312, publié). Les volumes pourraient également être exclus du droit de délaissement applicable en matière de sursis à exécution puisque l’article L. 424-1 indique que : « Lorsqu’une décision de sursis à statuer est intervenue, les propriétaires des terrains auxquels a été opposé le refus d’autorisation de construire ou d’utiliser le sol peuvent mettre en demeure la collectivité ou le service public qui a pris l’initiative du projet de procéder à l’acquisition de leur terrain dans les conditions et délai mentionnés aux articles L. 230-1 et suivants. ».
En revanche, la solution pourrait être différente au regard d’autres textes relatifs au droit de délaissement. L’article L. 241-1 du Code de l’expropriation indique que : « Lorsqu’un délai d’un an s’est écoulé à compter de la publication d’un acte portant déclaration d’utilité publique d’une opération, les propriétaires des biens à acquérir compris dans cette opération peuvent mettre en demeure l’expropriant au bénéfice duquel la déclaration d’utilité publique est intervenue de procéder à l’acquisition de leur bien dans un délai de deux ans à compter du jour de la demande. » L’article 211-5, alinéa premier du Code de l'urbanisme ajoute que : « Tout propriétaire d’un bien soumis au droit de préemption peut proposer au titulaire de ce droit l’acquisition de ce bien, en indiquant le prix qu’il en demande. [...] Les dispositions des articles L. 213-11 et L. 213-12 ne sont pas applicables à un bien acquis dans les conditions prévues par le présent article. » Ces textes, tout comme l’article L. 212-3 en matière de ZAD, ou l’article L. 219-10 relatif au trait de côte, n’utilisent, en effet, pas le terme de « terrain », mais celui, beaucoup plus large, de « bien » qui inclut les volumes, lesquels peuvent d’ailleurs parfaitement faire l’objet de préemptions fondées sur ces textes (V., outre le formulaire CERFA découlant de l’article A 213-1, CE, 1re-4e ch. réunies, 30 juin 2023, n° 464324, pour une préemption de volumes de parkings : JCP A 2024, 2057, note S. François). On ne saurait donc déduire de l’avis rendu, compte tenu de sa motivation, que la Cour de cassation s’oppose, de manière générale, au droit de délaissement portant sur des volumes dans toutes les hypothèses. Une incertitude existe donc sur la possibilité de délaisser des volumes lorsque le texte applicable ne se réfère pas à des terrains mais à des biens.
De plus, la position adoptée, si elle consiste bien, ainsi, à se caler sur la lettre des textes pour accorder ou refuser ce droit de délaissement, soulève la question de la pertinence du périmètre du droit de délaissement qui en résulte.
Le droit de délaissement a, en effet, toujours été considéré comme une garantie constitutionnelle donnée aux propriétaires en contrepartie de l’atteinte portée à leur droit au titre d’une déclaration d’utilité publique, de la constitution d’une réserve, de la création d’une ZAC ou d’une zone de préemption (V. Léna, Les droits de délaissement : Urbanisme 1978, n° 167, p. 52. – F. Bouyssou, Une garantie méconnue de la propriété : le droit de délaissement en matière d’urbanisme et d’expropriation : JCP G 1979, I, 2925. – E. Bernard, L’acquisition des immeubles réservés : AJPI 1981, p. 365. – C. Bosgiraud et Ranger, De la mise en demeure d’acquérir les emplacements réservés dans les plans d’occupation des sols : Dr. et ville 1982, n° 14, p. 85. – Lavallée, Emplacements réservés, les nouvelles garanties des propriétaires : Ét. fonc.1986, n° 31, p. 31. – J.-P. Cordelier, Le nouveau régime des terrains réservés : RDI 1987, p. 1. – E. Bernard, Emplacements réservés et plans d’occupation des sols : AJPI 1992, p. 360 et s. – Brochen et Dejoie, Le droit de délaissement : LPA 5 juill. 1993. – L. Santoni, Les clairs-obscurs du droit de délaissement en matière de sursis à statuer : Constr.-Urb.
2024, étude 13). La jurisprudence est également très claire en la matière, qu’elle soit nationale (V. par ex. CE, 19 déc. 2007, n° 297148 : JurisData n° 2007-072878) ou européenne (V. CEDH, 23 avr. 1996, Phocas France : Lebon ; DH II-542). Sylvain Pérignon (Le nouveau droit de délaissement : AJDA 2002, p. 1116) le définissait, d’ailleurs, comme « la faculté donnée au propriétaire d’un bien grevé de certaines charges ou servitudes administratives, ou touché par des projets d’aménagement et d’urbanisme qui annoncent une probable dépossession à terme, de requérir l’acquisition anticipée du bien, en mettant en demeure la collectivité ou la personne publique concernée d’acquérir le bien en cause ».
Dès lors, il paraît difficile de découpler les deux éléments et d’admettre que des mécanismes légaux puissent porter de graves atteintes à la propriété sans être accompagnés d’une possibilité de délaissement. La suppression de la restriction des droits du propriétaire justifie celle du droit de délaissement (V. Cass. 3e civ., 21 déc. 2017, n° 16-26.564 : Juris-Data n° 2017-026587, publié au bulletin, qui récuse tout droit de délaissement pour un bien ayant été légalement exclu du périmètre d’une ZAC ; Constr.-Urb. 2018, comm. 17, note X. Couton). Mais la logique inverse doit également prévaloir. Tout bien soumis à droit de préemption, inclus dans une ZAC ou faisant l’objet d’une réserve, doit donc pouvoir être offert à la collectivité au titre du droit de délaissement. L’arrêt commenté réfute pourtant cet automatisme, comme l’avait déjà fait avant lui celui sur les lots de copropriété. Or, il ne saurait y avoir, au regard de la contrepartie conventionnelle et constitutionnelle qu’apporte le délaissement aux propriétaires, de différence entre les terrains et d’autres biens soumis aux mêmes sujétions par l’autorité publique. Le principe voulu de l’équilibre des droits et des contraintes doit l’emporter sur des considérations techniques ou lexicales.
En conséquence, il devrait être possible, aujourd’***, au propriétaire d’un volume inclus dans une ZAC ou un emplacement réservé de discuter de la légalité de cette contrainte au motif qu’il ne bénéficie pas, au regard de l’avis rendu, de la contrepartie que constitue le droit de délaissement.
Si la jurisprudence de la Cour de cassation relative à l’absence de délaissement pour les volumes ou les lots de copropriété devait être étendue aux droits de préemption du Code de l'urbanisme, la légalité des décisions de préemption concernant de tels biens pourrait également être contestée au motif que leurs propriétaires auraient été privés de la garantie que constitue le droit de délaissement.
Le fait que certains droits de préemption ne comportent pas de droit de délaissement (notamment ceux des articles L. 214-1 sur les fonds de commerce et L. 215-1 sur les espaces naturels sensibles) n’est pas de nature à remettre en cause ce raisonnement car, précisément, la validité, au regard des normes supérieures, de ces droits de préemption dépourvus de la garantie que constitue le droit de délaissement pourrait également être remise en cause.
Dans tous ces cas d’atteintes au droit de propriété anticipatrices d’une dépossession à terme, pour reprendre l’expression de M. Pérignon, une question prioritaire de constitutionnalité pourrait être soulevée lorsque la loi n’a pas prévu de droit de délaissement ou lorsque, du fait de l’avis du 20 mars
2025, ce droit ne s’applique pas à certains biens, tels les volumes ou les lots de copropriété. Le Conseil constitutionnel considère, en effet, qu'« En posant une question prioritaire de constitutionnalité, tout justiciable a le droit de contester la jurisprudentielle constante confère à cette disposition »
(Cons. const., 8 avr. 2011, n° 2011-120 QPC, § 9 : JurisData n° 2011-015899. – Cons. const., 13 avr. 2018, n° 2018-699 QPC : JurisData n° 2018-005526 ; Dr. fisc. 2018, n° 20, comm. 277, note L. Nayberg et N. Vergnet ; Dr. Sociétés 2018, comm. 136, note J.-L. Pierre. – Cons. const., 9 juin 2023, n° 2023-1053 QPC : JurisData n° 2023-009451 ; Dr. famille 2023, comm. 140, note J.-R. Binet).
Pour éviter l’incertitude résultant d’une telle possibilité, il serait nécessaire de mieux faire coïncider atteinte significative aux droits du propriétaire et droit de délaissement, et cela de trois manières.
Le droit de délaissement devrait, tout d’abord, accompagner systématiquement toute instauration d’un droit de préemption du Code de l'urbanisme, ce qui implique de le créer là où il n’existe pas et notamment dans les zones où sont instaurés les droits de préemption des articles L. 214-1 (terrains destinés à supporter des commerces et fonds de commerce), L. 215-1 (espaces naturels sensibles) et L. 218-1 (droit de préemption pour la préservation des ressources en eau). Tout droit de préemption crée en effet une atteinte identique dans son principe au droit de propriété. Il devrait, ensuite, pouvoir bénéficier aux propriétaires de tous les immeubles par nature dont les droits sont atteints, ce qui suppose de substituer, dans tous les textes relatifs à l’objet du droit de délaissement, le terme de « bien » à celui de « terrain » pour ouvrir le champ des possibles. Cela implique de revoir, en ce sens, la rédaction des articles L. 152-2, L. 311-2 et L. 424-4 du Code de l'urbanisme.
Le droit de délaissement devrait, enfin, cesser corrélativement lorsque l’atteinte au droit de propriété disparaît. De ce point de vue, devrait être supprimée la dernière phrase de l’article L. 230-4, qui indique que la disparition de la réserve en cas de non-saisine du juge dans le délai de 3 mois postérieur au délai d’un an dans lequel la collectivité doit prendre parti « ne fait pas obstacle à la saisine du juge de l’expropriation au-delà de ces trois mois dans les conditions prévues au troisième alinéa de l’article L. 230-3 ». En effet, dès la disparition de la réserve, le droit de délaissement devrait prendre fin. Cela suppose que la collectivité qui a supprimé la réserve ne puisse plus bénéficier d’une sorte de droit de repentir qui lui permet de saisir malgré tout le juge de l’expropriation pour acquérir le bien réservé et qui justifie que, par parallélisme, le propriétaire bénéficie encore de la même prérogative.
Voilà qui pourrait faire l’objet de quelques amendements aux futures lois de simplification et qui éviterait, le cas échéant, une remise en cause inopportune, pour inconstitutionnalité ou inconventionnalité, de certains mécanismes par ailleurs bien utiles.