17 Dec 2024
Ce que nous dit une « mise en Seine du droit » - Edito par Laurent Fonbaustier
Dans un Théâtre de la Concorde bondé s’est tenu le 9 décembre dernier un étrange et fictif procès, à visée essentiellement pédagogique : celui des « droits de la Seine ». Au sortir d’interventions, plaidoiries et autres réquisitions de haut vol, la Cour refusa, sans grande surprise en l’état actuel du droit français, de reconnaître à la Seine la personnalité juridique. Il fut cependant suggéré que par d’autres voies, notamment législative ou par convention citoyenne, la question se fraye bientôt un chemin. Il faut dire qu’elle se hisse désormais, non sans quelques malentendus, au rang de celles qui, divisant copieusement la doctrine, méritent la plus haute attention.
Sur tous les continents, entre normes et procès ou bourgeonnement anonyme de nombreuses pratiques, quelque chose ressurgit sous nos yeux. Il ne s’agit plus d’anecdotes qu’on prendrait de haut ou qu’on écarterait d’un revers de manche, mais d’un mouvement faisant fleuve de tout ruisseau. Ce qui est alors charrié dans ce nouveau lit majeur nous raconterait-il, en creux, l’erreur de trajectoire d’une modernité mal comprise ? À l’heure où le sujet frémit en Espagne, en Italie ou désormais en France, nous autres, Européens tragiquement séparés de ce qui pourtant nous constitue et nous relie, savons que nous ne sommes ni des Maoris, au bord du Whanganui, ni des Emberras, le long de l’Atrato. Ce dont nous devons nous souvenir en revanche, c’est qu’incontestablement (mais pour combien de temps encore, au rythme où vont les choses ?), nous sommes des êtres humains, vivant(s) parmi les vivants. Nous sommes tous des autochtones, étymologiquement rattachés à la Terre et présents dans des lieux, habitants d’une Maison commune dont les pièces communiquent.
Et nous avons tant besoin d’eau et de rivières, elles qui pendant longtemps eurent si peu besoin de nous ! Étrange élément que l’eau, milieu liquide noyé de paradoxes : tandis que nous sommes profondément constitués de cette eau qui par ailleurs nous est vitale, voici qu’elle représente un milieu à nous autres humains très inhospitalier. Quand nous croyons la canaliser, alors elle se dérobe, divague, déborde, insaisissable : l’eau et le fleuve nous sont inhabitables. Nous n’en voyons souvent que la surface, cette fine pellicule qui sépare deux mondes. Et bien sûr, comme les poissons vivent dans l’eau, personne ne s’aperçoit qu’ils pleurent… Éternellement recommencée, comme la mer de Paul Valéry, c’est toujours la même eau, des larmes de joie de Mohammed Salim, le long du Gange, à celles de rage d’Alok Sharma au soir de la COP 26 de Glasgow.
Pour que ce qui fut alors entrepris sur la scène ne devienne pas folklore ou énième représentation d’un spectacle écologique permanent, gardons à l’esprit que si les normes sont un instrument de lutte, un précieux outillage pour tant de grands combats, il importe aussi que nos utopies s’emparent des interstices laissés par le droit. Et qu’elles pensent les « Communs » plutôt que le « Capital », en incluant d’ailleurs toutes les « Communes » que traversent la Seine, de la source à l’estuaire, et non la seule « Capitale ». Et souvenons-nous aussi qu’un fleuve symbolise, mieux que tout autre élément… le Temps. Ce temps qui, de l’amont jusqu’à l’aval du fleuve, relie sans coupure possible les générations passées, présentes et futures de l’ensemble des vivants. Réfléchir ensemble, quelle qu’en soit l’issue, aux droits d’un fleuve, c’est alors s’imposer un exercice de modestie qu’on serait bien inspirés de pratiquer tous les jours : celui d’un Grand décentrement.