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Président du Conseil constitutionnel, Laurent Fabius a accordé un entretien exclusif à La Semaine juridique, Édition générale. Il revient sur La Nuit du Droit, un événement à l'échelle nationale qu'il a initié en 2017 pour célébrer le droit et la Constitution et qui connaît chaque année un véritable succès. Cet entretien est pour lui l'occasion, à quelques mois de la fin de son mandat, d'en dresser un bilan et de faire le point sur la place de l'institution dans la période actuelle de « malaise démocratique ». Des objectifs qu'il s'était assignés aux réalisations et avancées pour renforcer l'État de droit, tour d'horizon d'une présidence sous le signe de l'ouverture qui prendra fin en mars 2025.
Laurent Fabius : La Nuit du Droit est le fruit d'une rencontre entre une motivation générale et une expérience personnelle. Le droit occupe une place centrale dans nos sociétés mais il reste malheureusement assez mal connu par la plupart des citoyens. Si nous voulons qu'il occupe toute sa place, ce qui est indispensable dans une société démocratique, nous devons mieux le faire connaître et rayonner. Ma conviction est que nos institutions doivent parallèlement s'ouvrir davantage à l'ensemble de nos concitoyens. D'où cette Nuit du Droit.
Lorsque je dirigeais la diplomatie de notre pays au Quai d'Orsay en 2012, j'avais lancé une « Nuit des idées » dans nos ambassades et cette initiative avait été bien accueillie. Ce succès était lié pour partie au fait que les échanges se déroulaient le soir ou la nuit, un moment propice à créer une disposition d'esprit particulière. J'ai repris cette initiative en l'adaptant.
Il y a 7 ans, j'ai donc eu l'idée de créer au Conseil constitutionnel une rencontre avec les citoyens, début octobre, date anniversaire de la Constitution. Progressivement, l'idée a infusé et rayonné largement dans l'Hexagone et en Outre-Mer, dans les tribunaux, les universités, les assemblées, et dans de nombreux autres lieux. Son déroulement repose sur les bonnes volontés et sur l'engagement de celles et ceux qui l'organisent, qu'il faut remercier chaleureusement. Cette année, 220 manifestations sont proposées. Elles mettent le droit à l'honneur et sont une bonne manière de faire réfléchir et d'entraîner l'opinion. Mon souhait serait d'ailleurs que la Nuit du Droit perdure après mon mandat, elle pourrait même inspirer d'autres pays.
L.F. : Ce thème « La démocratie et le droit» s'imposait cette année. Il n'y a pas de démocratie sans droit. Il n'y a pas de droit juste sans démocratie. Si le droit international n'est pas respecté, le droit interne ne l'est en général pas non plus et réciproquement. Compte tenu de ce qu'est la situation internationale et nationale, ce thème d'actualité est au cœur des fonctions de l'institution que je préside.
En outre, 2024 est une année électorale. Près de la moitié de la planète est appelée à voter. Longtemps, beaucoup ont considéré que l'alpha et l'oméga de la démocratie, c'étaient les élections. Il est vrai qu'il n'y a pas de démocratie sans élections, mais le constat qui s'impose est que cela ne suffit pas. L'actualité en France nous donne également l'occasion de réfléchir à tous ces thèmes (V. dans ce numéro JCP G 2024, doctr. 1131, Étude P. Blachèr).
La réflexion menée le 3 octobre au soir, au Conseil constitutionnel, avec des invités prestigieux, venus de plusieurs continents, va permettre de mettre en évidence le prix de l'attachement porté à la démocratie et au droit.
L. F. : Le bilan général est très positif. Nous le devons à toutes celles et à tous ceux qui dans les territoires prennent des initiatives.
Il n'y a pas de thème imposé. Certaines manifestations se démarquent par leur originalité. Ici, des procès sont rejoués. Là, de nouveaux thèmes apparaissent : l'accès à l'eau, le droit et l'espace, la justice et la psychiatrie, la cause animale, etc... Ce sont des indicateurs intéressants des préoccupations actuelles. Quelques exemples : le tribunal judiciaire de Valenciennes proposera de découvrir le déroulement d'un procès pénal autour de scènes reconstituant les moments forts d'une affaire délictuelle, de la scène de crime à l'audience du procès. Sous la question « Et si nous appelions à la barre le nez cassé de Kylian Mbappé ? », l'École des avocats de Poitiers accueille des conférences et exercices d'éloquence sur le thème « Le droit, un terrain pour le sport ». À Besançon, la faculté de droit et la cour d'appel organisent conjointement un grand jeu sous forme d'énigmes de culture juridique et judiciaire. À l'École normale supérieure on examinera les tensions du droit international entre économie et environnement. À l'Académie des Sciences morales et politiques « Droit d'auteur, droit moral au temps de l'IA ». À l'Académie des Beaux-Arts « La lenteur de la justice : vertu ou défaut ? ». À la cour d'appel d'Angers « Qui juge le juge ? ». Au tribunal judiciaire de Vannes « Le procès fictif de Voldemort », etc...
Cette année, un nouvel objectif enrichit la Nuit du Droit : le rapprochement avec des collèges pour faire davantage participer les jeunes.
L. F. : : J'avais à l'esprit trois priorités : le renforcement de l'État de droit, la modernisation du Conseil constitutionnel, son ouverture au niveau national et international.
Chacun de ces éléments est important, ils sont à la fois liés et distincts. Bien évidemment, il fallait que ces objectifs soient partagés par mes collègues, ce qui a été le cas.
L. F. : : Le Conseil constitutionnel est d'abord le juge de la constitutionnalité des lois. Le fait que, à travers ses décisions, le Conseil se soit efforcé de renforcer l'État de droit est donc central.
D'un point de vue statistique, dès 2022, nous avons passé l'examen de la millième question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Par le nombre de décisions rendues, 2018 et 2023 ont été la 2e et la 3e année les plus chargées de l'histoire du Conseil. En 2021, nous avons rendu la décision la plus longue depuis 1958, comportant 395 paragraphes, à propos de la loi de programmation de réforme de la Justice (Cons. const., n° 2019-778 DC, 21 mars 2019 ; L. n° 2019-222, 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice).
Sur le fond, au-delà de ces chiffres, nous avons tranché des questions importantes qui font vivre le patrimoine constitutionnel français. En 2018, nous nous sommes prononcés notamment sur la valeur constitutionnelle du principe de fraternité (Cons. const., 6 juill. 2018, n° 2018-717/718 QPC), sur les modalités de lutte contre la haine en ligne qui soient respectueuses de la liberté d'expression et de communication (Cons. const., 20 déc. 2018, n° 2018-773 DC). En 2020, sur les limites constitutionnelles de l'état d'urgence sanitaire (Cons. const., 13 nov. 2020, n° 2020-808 DC), sur l'utilisation d'algorithmes par l'Administration (Cons. const., 3 avr. 2020, n° 2020-834 QPC).
En 2021, nous avons donné corps à la notion jusqu'alors seulement théorique « d'identité constitutionnelle de la France », qui comporte des incidences intéressantes par rapport aux décisions européennes (Cons. const., 15 oct. 2021, n° 2021-940 QPC). Nous avons précisé aussi, en 2022, le champ d'application de la procédure de référendum d'initiative partagée, le RIP (Cons. const., 25 oct. 2022, n° 2022-3 RIP). En 2023, nous nous sommes prononcés sur la protection constitutionnelle des générations futures dans le domaine de l'environnement (Cons. const., 27 oct. 2023, n° 2023-1066, QPC), sur la protection de la dignité des conditions de garde à vue (Cons. const., 6 oct. 2023, n° 2023-1064 QPC), sur la loi portant réforme des retraites - décision contestée (Cons. const., 14 avr. 2023, n° 2023-4 RIP. - Cons. const., 3 mai 2023, n° 2023-5 RIP). En 2024, relevons la décision sur l'accès des étrangers en situation irrégulière aux prestations sociales (Cons. const., 11 avr. 2024, n° 2024-6 RIP. - V. aussi dans ce numéro JCP G 2024, act. 1112, Aperçu rapide M. Verpeaux sur le rapport d'activité 2024 du Conseil constitutionnel).
Telle ou telle décision du Conseil constitutionnel a pu être critiquée mais dans l'ensemble le Conseil a, de façon collégiale, consolidé l'État de droit, un aspect fondamental.
L. F. : Des novations ont été apportées dans une série de domaines qui vont dans le sens d'une juridictionnalisation accrue du Conseil. Une modernisation des méthodes de jugement a été opérée avec notamment une simplification de l'écriture de nos décisions et l'abandon du fameux «considérant », l'adoption du style direct qui a exercé un effet d'entrainement sur d'autres Cours et le renforcement de la motivation des décisions.
Nous avons supprimé les mystérieuses « portes étroites », que nous avons remplacées opportunément par des contributions extérieures désormais publiques. Nous avons rendu public le traitement du déport et de la récusation de tel ou tel membre du collège. En outre, ce qui est important et positif, nous avons instauré un dialogue à l'audience entre le collège et les parties afin d'être parfaitement éclairés quand nous nous prononçons.
Le Conseil s'est aussi doté d'un règlement intérieur de procédure, à la fois sur les QPC et sur les contrôles a priori de constitutionnalité des lois. Il s'applique depuis juillet 2022, ce qui a permis d'améliorer la production des débats contradictoires et d'organiser l'audition de parlementaires ou d'auteurs de saisines du Conseil. C'est important.
En ce qui concerne l'ouverture du Conseil, elle s'est manifestement accrue. Au niveau national, différentes actions peuvent être soulignées comme la transformation de notre site Internet, la création de la Nuit du Droit, la parution de la bande dessinée « Dans les couloirs du Conseil constitutionnel » (JCP G 2024, act. 827). J'insiste aussi sur la tenue d'audiences publiques de QPC en région qui rencontrent un vrai succès (12 entre 2019 et 2025). Elles permettent un contact plus étroit avec les avocats, les magistrats, les étudiants, les professeurs et, à travers la presse, avec le grand public.
Nous avons par ailleurs opéré une transformation numérique majeure du Conseil avec notamment le déploiement du site Internet QPC 360°. Nous nous sommes rapprochés de l'Éducation nationale avec le site découvronsnotreconstitution.fr qui vise à la fois les spécialistes, les élèves et étudiants, et le grand public. J'ai en outre lancé une réflexion sur l'utilisation de l'intelligence artificielle au Conseil constitutionnel que j'ai confiée à mon collègue Alain Juppé. Dans les professions du droit, ces technologies vont conduire à des changements importants qu'il faut maîtriser. Nous avons enfin renforcé nos relations avec la doctrine, en particulier en lançant la revue numérique gratuite « Titre VII », et nous avons rendu plus attractif notre Prix de Thèse.
Au niveau international, l'ouverture du Conseil est précieuse à la fois pour apprendre des autres Cours et pour faire mieux connaître nos décisions. Nous les publions désormais pour les plus importantes en anglais, en espagnol et en allemand. Nous avons conforté nos échanges avec nos collègues de Karlsruhe. Avec les cours italienne, espagnole et portugaise, nous avons installé un « quatuor des cours latines » qui se réunit régulièrement. Nous avons aussi contribué au développement de l'Association des cours francophones (ACCF), ce qui à la fois permet de mieux comprendre ce qui se passe dans des pays qui partagent notre langue et de montrer l'acuité des travaux du Conseil constitutionnel français, l'une des cours constitutionnelles qui comptent dans le monde.
L. F. : En tant que père du fameux Accord de Paris de 2015, le climat et l'environnement sont des sujets qui me tiennent à cœur, et j'ai retrouvé au Conseil certains de ces sujets. Notre décision sur les générations futures est majeure (Cons. const., 27 oct. 2023, n° 2023-1066 QPC, Assoc. Meuse nature environnement et a.). Cette notion transforme, en effet, petit à petit la fonction du juge qui n'est plus seulement un juge du passé, un juge du présent mais un juge de la trajectoire, dans une certaine mesure un juge du futur, ce qui pose beaucoup de questions. Notamment d'un point de vue juridique : qui a qualité pour saisir le juge, comment apprécier le préjudice, comment réparer les dommages ? Il n'appartient pas au juge de statuer sur tous les sujets, mais lorsque des problèmes majeurs sont posés devant lui, il peut être amené à intervenir.
L. F. : Que les Parlementaires, lorsqu'ils ont à examiner une loi, fassent référence à la Constitution et aux décisions du Conseil constitutionnel, c'est une excellente chose. Dans un système démocratique comme le nôtre, la loi vaut dans le respect de la Constitution, qui est en quelque sorte la loi des lois.
Vous avez raison, le grand public cite volontiers tel ou tel article de la Constitution en fonction de l'actualité. Les causes sont multiples, mais c'est dû notamment au besoin de règles dans une société fractionnée qui connait un certain malaise démocratique. Or, c'est la Constitution qui contient ces règles. La connaissance de la Constitution et du Conseil n'est cependant pas suffisante, il faut toujours avoir présent à l'esprit que la Constitution française et le Conseil constitutionnel sont des institutions récentes, en comparaison par exemple avec les États-Unis.
Aux États-Unis, même si la Cour suprême est aujourd'*** contestée compte tenu de sa composition et de certaines de ses décisions, la Constitution fait partie du patrimoine commun. La plus belle avenue de Washington s'appelle l'avenue de la Constitution, alors qu'à Paris, il n'existe même pas une impasse qui porte ce nom ! En Allemagne, la population ressent une identification entre la fin du nazisme et le retour à la démocratie à la fin des années 40, la loi fondamentale ainsi que le Tribunal de Karlsruhe.
En France, ce substrat historique présent dans d'autres pays n'est pas le même. La démocratie existait en France avant 1958 et avant la création du Conseil constitutionnel. Et puis n'oublions pas que le Conseil des débuts n'est pas celui d'aujourd'***. 66 années, au regard de l'histoire, c'est une période courte. C'est la raison pour laquelle il faut toujours mettre l'accent sur la pédagogie, sur ce que sont la Constitution et désormais le Conseil constitutionnel.
Le Conseil constitutionnel est ainsi devenu une vraie Cour constitutionnelle. On ne peut que regretter la confusion parfois entretenue dans l'opinion entre le droit et la politique. Nous rappelons d'ailleurs souvent dans nos décisions notre règle : « Le Conseil constitutionnel ne se reconnaît pas les mêmes pouvoirs d'appréciation que le Parlement ».
L. F. : Une remarque d'ordre général : la Constitution de la Ve République a le mérite de présenter une « stabilité adaptative». Elle a dépassé le record de longévité dans notre histoire. Il est important que nos institutions soient stables, à condition bien sûr qu'elles soient adaptées et adaptables. D'où un certain nombre de révisions de la Constitution, selon les modes prévus par la Constitution elle-même.
Notre système n'est sans doute pas parfait, ni la pratique institutionnelle, mais nous devons rappeler la signification du mot Constitution, étymologiquement en latin « ce qui nous tient ensemble » (constitutio). À un moment où les occasions de division nationale sont multiples, où il existe ce que j'ai appelé il y a déjà longtemps un « malaise démocratique », il est bon qu'existent un corps de règles supérieures et un organisme chargé de vérifier que ces règles sont respectées.
L. F. : Nous sommes actuellement saisis d'un certain nombre de dossiers électoraux (84 recours) relatifs aux élections législatives. Il y aura sans doute ensuite de nouvelles saisines, relatives aux comptes de campagne qui peuvent donner lieu à un renvoi par la commission des comptes de campagne et des financements politiques. Nous aurons évidemment, aussi et surtout, des QPC à traiter. Nous tiendrons d'ici février à cet égard, en plus des séances hebdomadaires à Paris, deux audiences en région. Et, nous serons certainement saisis de lois au fur et à mesure que l'activité législative aura repris au Parlement. Bref, le Conseil constitutionnel remplira tout son office.
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