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Un an de droit des étrangers en 2024 : Bilan et enjeux pour la pratique des avocats spécialisés

L'année 2024 a marqué une période de mutations rapides et de recompositions importantes dans le droit des étrangers et le droit d'asile en France. Entre la réforme du 26 janvier 2024, accompagnée de ses nombreux décrets d’application, et l’avènement du Pacte européen sur la migration et l’asile, plusieurs transformations de fond bouleversent la réglementation et les pratiques administratives. Cet article de blog vous propose un tour d’horizon des points clés à connaître pour appréhender les évolutions et leurs répercussions concrètes sur la pratique du droit des étrangers. 


 

  1. Transition et instabilité normative

1.1. Réforme du 26 janvier 2024 

La loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 et ses 12 décrets d’application ont largement réécrit des pans entiers de la réglementation en matière d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile. Paradoxalement, cette réforme législative intervient dans un contexte d’instabilité normative marqué par : 

  • L’anticipation d’un grand soir législatif (après la publication de la loi) et une volonté réformatrice atténuée par le Conseil constitutionnel, qui rappelle la nécessité de stabilité pour faciliter l’exécution des mesures par les services responsables. 
  • La recommandation du Conseil d’État datant de 2018 qui mettait en garde contre une réforme à trop brefs intervalles, risquant d’amoindrir la lisibilité et la cohérence de l’ensemble du dispositif. 

 

1.2. La recomposition du droit de l’asile 

En parallèle, le droit de l’asile connaît lui aussi une refonte majeure avec l’arrivée imminente du Pacte européen sur la migration et l’asile. Des points particuliers se détachent : 

  • La décision de la CJUE du 16 janvier 2024, qui reconnaît aux femmes victimes de violences sexistes le statut de « groupe social » ouvrant la porte à l’asile statutaire sous certaines réserves. 
  • La nécessité de réformer les dispositifs d’accueil et de traitement des recours afin de répondre aux exigences européennes et aux défis posés par l’augmentation des demandes d’asile. 

 

  1. Trois axes de la réforme à brève échéance

2.1. Adaptation au Pacte européen 

Ce Pacte, devant entrer en vigueur au plus tard le 1er juillet 2026, impose une réécriture en profondeur du Code de l'entrée et du séjour des étrangers ainsi que du droit d’asile. Deux options s’offrent au législateur : 

  • Abroger ou renvoyer directement aux règlements européens les dispositions incompatibles. 
  • Modifier le texte national pour garantir une meilleure lisibilité et une adaptation directe aux nouvelles normes. 

 

2.2. Réponse aux décisions jurisprudentielles européennes 

L’arrêt de la CJUE sur l’éloignement des étrangers en cas de contrôles temporaires oblige l’État français à adapter ses procédures au regard de la directive « retour » (2008/115/CE). Le Conseil d’État a déjà souligné l’incompatibilité de certaines dispositions nationales et appelle à : 

  • La correction ou la suppression de mesures dont l’application ne respecterait pas les normes européennes. 
  • Une adaptation rapide des procédures de refus d’entrée et d’éloignement forcé, garantissant le respect des droits fondamentaux. 

2.3. Révision du dispositif d’aide juridictionnelle et des droits des personnes en rétention 

Deux questions de constitutionnalité ayant été tranchées en 2024 pourraient, d’ici le 1er juin 2025, entraîner une révision : 

  • Du dispositif d’aide juridictionnelle pour les étrangers en situation régulière. 
  • Des droits des personnes placées en retenue, en particulier en lien avec les conditions d’assurance d’un procès équitable et le respect de la dignité humaine. 

 

  1. La réglementation et la pratique administrative en question

3.1. Dysfonctionnements persistants 

Malgré la multiplication des décrets et circulaires, les dysfonctionnements administratifs perdurent : 

  • Plus de 10 000 procédures de référé « mesures utiles » enregistrées en 2024 illustrent la faille dans la gestion des demandes de séjour au niveau préfectoral. 
  • Le rapport de la Cour des comptes souligne les difficultés d’exécution des mesures d’éloignement malgré des moyens considérables, notamment en raison d’un manque de coordination entre divers services (préfectures, administration pénitentiaire, consulats). 

3.2. Le contenu des décrets et arrêtés 

L’application de la réforme se décline en plusieurs volets réglementaires : 

  • Séjour et engagement républicain : Le contrat d’engagement à respecter les principes de la République devient obligatoire, précisé par le décret du 8 juillet 2024, avec un recours imminent du Conseil d’État sur sa conformité aux droits fondamentaux, notamment en ce qui concerne le respect de la vie familiale. 
  • Éloignement forcé et contentieux : Deux décrets définissent les modalités d’expulsion et le contentieux d’éloignement, notamment via la création d’un « livre 9 » dans le Code de justice administrative. 
  • Contrôle et sanctions : Le régime de sanction des employeurs en cas de travail d’étrangers non autorisés et les mesures de retenue en cas de contrôles sont également précisés par des décrets et arrêtés ministériels, soulevant des questions sur l’équilibre entre sécurité et droits individuels. 

 

  1. Vers une réécriture du droit de l’asile

4.1. Dispositifs expérimentaux et réformes organisationnelles 

Le droit de l’asile se structure autour d’axes forts : 

  • Les pôles territoriaux « France Asile » : Définis par le décret du 16 juillet 2024, ces pôles expérimentaux doivent redéfinir le traitement des demandes d’asile. Un recours a déjà été interjeté sur les conditions d’accueil et la confidentialité de la procédure. 
  • Organisation de la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) : Avec 23 chambres désormais réparties sur le territoire, la réforme vise à alléger les procédures. Cependant, la réduction des délais et la généralisation du juge unique font l’objet de contestations quant à leur compatibilité avec les garanties d’un procès équitable. 
  • Refus et cessation des conditions matérielles d’accueil : Le décret du 5 juillet 2024 ajuste le cadre des mesures de refus lorsque fraude ou demande hors délai est constatée, suscitant des recours quant à l’atteinte aux directives européennes. 

4.2. Impact des décisions juridiques européennes 

Les décisions de la CJUE et de la Cour nationale du droit d’asile apportent une dimension supplémentaire : 

  • L’arrêt du 16 janvier 2024 ouvrant l’asile aux femmes victimes de violences sexistes confirme l’importance de la notion de groupe social dans la reconnaissance du risque de persécution. 
  • La précise énumération dans les arrêts ultérieurs permet aux juridictions de mieux identifier les situations de persécution (mariage forcé, violences conjugales, exclusions sociales, etc.) et ainsi de garantir l’accès à la protection internationale. 

 

  1. Le Pacte sur la migration et l’asile : un nouvel horizon

5.1. Composition et objectifs 

Adopté entre avril et mai 2024 par les instances européennes, ce Pacte se présente comme un document de près de 1 000 pages qui apporte des changements profonds : 

  • Critères de compétence et affectation du demandeur d’asile à un unique État membre selon des règles précises. 
  • Contrôle des frontières extérieures : Mise en place de mesures pour s’assurer de l’identité des demandeurs et de la véracité de leurs persécutions. 
  • Un dispositif de solidarité interétatique, visant à compenser les déséquilibres entre États membres et à instaurer une réserve annuelle de solidarité fondée sur des critères économiques et démographiques. 

5.2. Uniformisation des garanties 

Le Pacte vise également à harmoniser les conditions de protection, en rapprochant la protection subsidiaire et l’asile statutaire. Ce rapprochement permet de limiter les mouvements secondaires et de garantir un minimum de protection uniforme entre les États membres. 

 

  1. Enrichissement des bases constitutionnelles du droit des étrangers

Plusieurs décisions récentes montrent l’évolution du cadre constitutionnel : 

  • Prise d’empreintes et photographie : Le Conseil constitutionnel a invalidé une disposition sans autorisation du procureur et sans nécessité démontrée, rappelant le recours aux garanties individuelles. 
  • Dispositif de retenue pour vérification du droit de séjour : Jugé insuffisant pour garantir la dignité des personnes contrôlées, l’abrogation de certaines mesures est envisagée pour mieux respecter le Préambule de 1946. 
  • Aide juridictionnelle : Un débat sur l’accès à l’aide juridictionnelle pour les ressortissants d’États tiers souligne la nécessité d’un traitement égalitaire pour tous les justiciables, indépendamment de leur nationalité. 

Enfin, le Conseil d’État a enrichi le spectre des garanties en soulevant la question des frais d’interprète devant la CNDA, un point crucial pour assurer un réel droit à un recours effectif. 

 

Conclusion 

L’année 2024 aura été riche en évolutions dans le domaine du droit des étrangers et du droit d’asile, marquée par une refonte normative ambitieuse et des décisions jurisprudentielles clés. Pour les avocats spécialisés, la compréhension de ces mécanismes – qu’ils soient nationaux ou européens – est essentielle pour conseiller leurs clients en toute sécurité juridique et pour anticiper les défis à venir, notamment avec l’entrée en vigueur du Pacte sur la migration et l’asile en 2026. 

Les transformations législatives et réglementaires ne se contentent pas de modifier des procédures : elles touchent au cœur même de l’équilibre entre ordre public, respect des droits fondamentaux et obligations internationales. Dans ce contexte de transition et d’incertitude, la vigilance et une veille juridique active se révèlent indispensables pour adapter la pratique professionnelle aux exigences d’un droit en pleine mutation. 

Les prochaines années s’annoncent décisives quant à l’application concrète de ces réformes, appelant à une réflexion approfondie et à la mise en place de mesures organisationnelles adaptées par les autorités. La question reste ouverte : le dispositif installé en 2024 et 2025 posera-t-il les jalons d’un système plus harmonieux et respectueux des droits, ou créera-t-il de nouvelles tensions administratives et juridiques ? 

Les avocats, en tant qu’acteurs du droit, auront un rôle primordial dans l’accompagnement de ces changements et dans la défense des droits de leurs clients face aux complexités d’un droit des étrangers et d’asile en perpétuelle évolution. 

La revue Droit administratif de Mai vous accompagne sur ces questions. Vous pouvez lire notamment. la Chronique de Vincent Tchen professeur à l'université de Rouen en intégralité sur Lexis+ 

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