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Un an de droit des étrangers en 2024 : Bilan et enjeux pour la pratique des avocats spécialisés

Extrait de la chronique par Vincent Tchen, professeur à l'université de Roue
Droit administratif N°5 - Mai 2025
L'année 2024 a été rythmée par deux éléments. Le premier concerne l'entrée en vigueur de la réforme du 26 janvier 2024 dont les 12 décrets d'application ont réécrit des pans entiers de la partie réglementaire du Code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile. La recomposition du droit de l'asile constitue l'autre élément marquant. Alors que le droit français s'apprête dans les mois à venir à accueillir le Pacte européen sur la migration et l'asile, un arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne mérite l'attention. Il érige les femmes victimes de violences sexistes en « groupe social » dont l'appartenance constitue, sous certaines réserves, un motif d'admission à l'asile.
1. Chronique d'une instabilité normative
1. -
L'année 2024 signale une transition. Alors que la loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 n'avait pas encore été déployée, des voix se sont élevées quelques jours après sa publication pour promettre un grand soir législatif et une révision de la Constitution. En mettant fin à la procédure de référendum d'initiative partagée, le Conseil constitutionnel a tempéré cette volonté réformatrice sans vraiment l'éteindre (V. n° 38). Le fragile équilibre parlementaire laisse cependant planer de sérieux doutes sur l'engagement d'une réécriture d'ampleur du droit des étrangers. Son opportunité mériterait en tout état de cause d'être questionnée à la lumière de cette recommandation du Conseil d'État qui figurait dans son avis n° 394206 du 15 février 2018 : réformer « à d'aussi brefs intervalles rend la tâche des services chargés de leur exécution plus difficile, diminue sensiblement la lisibilité du dispositif et risque d'entraîner à son tour d'autres modifications législatives pour corriger l'impact de mesures qui, faute de temps, n'a pu être sérieusement évalué ».
2. -
Une réforme technique est pourtant indispensable à brève échéance pour trois raisons.
La première est imputable au Pacte européen sur la migration et l'asile qui entrera en vigueur au plus tard le 1er juillet 2026 (V. n° 25). Ce Pacte impose une refonte substantielle de plusieurs livres du Code de l'entrée et du séjour des étrangers en France et du droit d'asile. Deux options s'offrent au Gouvernement : abroger les dispositions incompatibles et renvoyer simplement aux nouveaux règlements européens ; préférer le choix de la lisibilité en modifiant les dispositions du code impactées.
Le législateur devra par ailleurs tirer les conséquences d'une décision de la Cour de justice de l'Union européenne qui a dénoncé les modalités d'éloignement d'un étranger qui, lorsque des contrôles systématiques sont temporairement réintroduits, se présente à un point de passage aux frontières intérieures de l'Union européenne sans autorisation de séjour. Saisie par le Conseil d'État (CE, 24 févr. 2022, n° 450285, ADDE et a. : Dr. adm. 2023, chron. 2, § 6, V. Tchen), la Cour de justice a désavoué la position du Gouvernement français en estimant que l'application de la directive « retour » 2008/115/CE du 16 décembre 2008 ne compromettait pas le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure. Les autorités nationales doivent donc respecter les normes et procédures de cette directive lorsqu'elles prononcent un refus d'entrée dans les circonstances qui justifient la réintroduction de contrôles aux frontières (CJUE, 21 sept. 2023, aff. C-143/22, ADDE et a.). Tirant les conséquences de cette réponse, le Conseil d'État a acté que la seconde phrase de l'article L. 332-3 du CESEDA était incompatible avec les objectifs de la directive « retour »(CE, 24 févr. 2024, n° 450285, ADDE et a.).
Deux questions prioritaires de constitutionnalité tranchées en 2024 impliqueront enfin, avant le 1er juin 2025, une révision du dispositif d'aide juridictionnelle des étrangers en situation régulière (V. n° 39) et des droits des personnes placées en retenue (V. n° 40).
3. -
Dans ce contexte, on ne s'étonnera guère que la production normative en droit des étrangers et de l'asile ait atteint des sommets en 2024. Que l'on en juge : loi n° 2024-42 du 26 janvier 2024 (son économie générale a été présentée dans la précédente chronique) ; 12 décrets d'application (V. n° 9), 3 arrêtés et plusieurs circulaires (not.Circ. n° IOMV2402701, 5 févr. 2024 et Circ. n° INTK2435521J, 23 janv. 2025, définissant un cadre général de régularisation, notamment des travailleurs étrangers etCirc. n° IOMV24027123J, 5 févr. 2024, relative à l'éloignement des étrangers représentant une menace grave pour l'ordre public) ; Pacte européen sur la migration et l'asile composé de neuf règlements et d'une directive (V. n° 25).
4. -
Cette réécriture du droit des étrangers et de l'asile est-elle de nature à influer sur les pratiques administratives ? Deux indicateurs permettent d'en douter.
Le premier renvoie à la permanence des dysfonctionnements du dispositif d'accueil en préfecture et d'examen des demandes de séjour qui ont conduit à banaliser le référé « mesures utiles » : plus de 10 000 procédures ont été enregistrées en 2024 (V. Champeil-Desplats et S. Slama : AJDA 2024, p. 2241). Cette situation a conduit le Conseil d'État à rappeler le « caractère subsidiaire » de ce référé qui ne permet pas de prescrire des mesures « lorsque leurs effets pourraient être obtenus » dans le cadre d'un référé suspension ou liberté (CE, 1er oct. 2024, n° 490251).
Un rapport de la Cour des comptes sur la politique de lutte contre l'immigration irrégulière rendu public le 4 janvier 2024, quelques jours après l'adoption de la loi pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration, a par ailleurs confirmé les limites de la puissance d'un État. En dépit des moyens considérables qui lui sont octroyés, l'administration préfectorale ne parvient pas à exécuter l'essentiel des mesures d'éloignement pour des raisons connues de longue date (identification tardive de la nationalité des personnes interpellées, collaboration défectueuse avec l'administration pénitentiaire, demandes de laissez-passer consulaires sans réponse ou traitées tardivement, effectifs insuffisants pour faire face à l'inflation des obligations de quitter le territoire).
5. -
De manière synthétique, le bilan contentieux de l'année 2024 fait apparaître un flux jurisprudentiel du quotidien, sans arrêts majeurs. Un arrêt émerge tout de même. Le 16 janvier 2024, la Cour de justice de l'Union européenne a jugé que les femmes victimes de violences sexistes représentaient dans leur ensemble « un certain groupe social » justifiant par là même l'octroi de l'asile (V. n° 31). Deux arrêts de moindre ampleur doivent être mis en lumière.
6. -
Le premier traite des limites de l'action internationale des collectivités territoriales (CGCT, art. L. 1115-1). Ces derniers mois, le juge administratif a été saisi de recours dirigés contre des subventions accordées à des associations qui apportent une assistance aux migrants en Méditerranée. La précédente chronique avait rendu compte d'analyses divergentes (CAA Paris, 3 mars 2023, n° 22PA04811 : JurisData n° 2023-002978. – CAA Bordeaux, 7 févr. 2023, n° 20BX04222 : Dr. adm. 2024, chron. 5, § 17, V. Tchen). La section du Conseil d'État a rappelé que la légalité de ces subventions était balisée par trois principes (CE, sect., 13 mai 2024, n° 474507 : Dr. adm. 2024, comm. 28, note G. Eveillard) : respect des engagements internationaux de la France ; absence d'interférence avec des conflits politiques ; signature d'une convention lorsque la subvention est supérieure à 23 000 €. Suivant cette grille de lecture, il a été considéré que l'association SOS Méditerranée se bornait à mener une activité de sauvetage dans les eaux internationales. Si cette action a provoqué des différends entre la France et les autorités italiennes, les navires de l'association ont toujours déféré aux refus de débarquement. Dans ces conditions, ses actions respectaient des engagements de l'État français, n'interféraient pas avec la conduite de ses relations internationales et s'inscrivaient dans le cadre d'une action humanitaire (CE, sect., 13 mai 2024, n° 474507 et 472155). Il a en revanche été jugé que la délibération qui ne précisait pas la destination d'une subvention était illégale car elle privait la collectivité de tout droit de regard sur la destination de la subvention (CE, sect., 13 mai 2024, n° 474652).
7. -
La seconde affaire se rapporte à l'obligation de détenir un visa de transit aéroportuaire pour les ressortissants d'États qui figurent sur la liste annexée à l'arrêté du 10 mai 2010 relatif aux documents et visas exigés pour l'entrée des étrangers sur le territoire européen de la France (JO 20 mai 2010). Depuis l'arrêté du 19 février 2024(JO 21 févr. 2024), cette liste comprend les ressortissants de 24 pays. Cet arrêté a été déféré au Conseil d'État qui s'est assuré du caractère nécessaire, adapté et proportionné de l'élargissement de la liste (CE, 28 mai 2024, n° 487656, ANAFE). Le Conseil a estimé que l'arrêté avait été édicté en considération de la pression migratoire pesant sur la France qui justifiait une atteinte à la liberté de transit consacrée par la Convention de Chicago relative à l'aviation civile internationale du 7 décembre 1944. Se fondant sur ce principe de nécessité, il a par ailleurs rejeté l'argument du nombre de refus d'entrée aux frontières extérieures aéroportuaires de la France pris à l'encontre de ressortissants soumis à l'obligation de visa. Les statistiques faisaient pourtant état d'une stabilité et même d'une baisse pour certains États.

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